Une gouvernance globale de ce sujet pourrait devenir nécessaire, alors que les deux tiers de la population mondiale pourraient être en stress hydrique en 2025.
«Le temps des solutions»: tel était le slogan un peu impératif sous lequel se plaçait le 6e Forum mondial de l'eau organisé mi-mars à Marseille, dépeint par lui-même comme «une formidable caisse de résonance pour faire avancer l'agenda de l'eau au niveau international».
A l'issue de ces six jours durant lesquels politiques, élus et experts du monde entier ont rivalisé de zèle pour faire valoir leurs engagements face à la question de l’accès à l'eau dans le monde, un grand thème aura émergé derrière les disparités nationales et locales: une gouvernance internationale de l'eau deviendrait-elle nécessaire, alors que la tendance actuelle de consommation pourrait mettre en stress hydrique entre la moitié et les deux tiers de la population mondiale d'ici 2025?
Si la volonté d’une action globale des Etats et de tous les acteurs présents lors de cette grande messe aquatique semblait le leitmotiv affiché, les concepts sont pour le moins difficiles à cerner: lors du discours des «engagements», le ministre chargé de la Coopération Henri de Raincourt a évoqué «une gouvernance mondiale de l’eau» qualifiée «d’essentielle», avant de parler «d’Organisation mondiale de l’environnement». Derrière ces errances rhétoriques, se cache une vraie question: est-ce qu'une Organisation mondiale de l'eau, à l'instar de l'Organisation mondiale de la santé, peut être mise en place aujourd'hui?
«Une grosse tarte à la crème» Ce n’est pas la première fois en tout cas que l’idée est lancée. Déjà, en 1997, une convention adoptée par l’ONU autour des problématiques liées à l’eau, qui proposait un cadre juridique pour régler les conflits autour de l’or bleu, avait vu le jour.
Cependant, ce texte n’est toujours pas officiellement en vigueur. Pour le géographe Fréderic Lasserre, spécialisé en géopolitique, frontières et gestion de l’eau à l’université de Laval, au Québec, «même si cette convention inspire les actions politiques et des arbitrages, elle n’a pas été ratifiée par tous alors qu’il suffisait d’une ratification de trente États, ce qui est très peu. Il y a de fortes résistances de la part de certains pays qui pourraient perdre leur souveraineté. C’est une grosse tarte à la crème, pour régler des litiges, on lance de grandes idées qui sont inapplicables et illusoires».
Même si pour l’heure, ce texte peine à être appliqué, il a toutefois le mérite d’avoir lancé le processus et permis l’émergence d’autres initiatives, ce que reconnaît le chercheur:
«Je ne vais pas noircir le tableau. Cette convention a quand même amené à des négociations: en 1999 par exemple, l’Ethiopie et l’Egypte ont pu se réunir à une table et discuter du partage des ressources, ce qui avait été impossible avant.»
Une avancée diplomatique majeure aux vues des tensions qui agitent ces deux pays. Depuis le partage des eaux du Nil en 1959, l’Ethiopie, qui s’est vue exclure de cet accord, reproche à l’Egypte d’avoir construit le Haut barrage d’Assouan sans consultation préalable et de dépasser systématiquement les quotas annuels d’eau. Mais ces progrès restent toutefois à minimiser: «Tout dépend de ce que l’on regarde, le verre à moitié vide ou à moitié plein. Il y a eu des avancées mais ce n’est pas encore suffisant», observe le chercheur.
Entre intervention abusive et arbitrage délicat Malgré ses faiblesses, la convention de 1997 aura permis de lancer les bases d’un premier cadre. Reste à savoir sur quel modèle pourrait à terme s’articuler une nouvelle Organisation mondiale de l’eau, alors que la principale difficulté consiste à ménager les susceptibilités des États sur la souveraineté de cette ressource précieuse.
Pour Barah Mikail, docteur en science politique et directeur de recherche à l’Institut des recherches internationales et stratégiques (Iris), «si la création d’un tel organisme pourrait être chose relativement aisée, il en va autrement concernant le mode de fonctionnement qui la régirait, les règles qui la sous-tendraient, les mécanismes d’arbitrage amenés à y prévaloir, la portée de substitution de compétence que les Etats seraient prêts à lui reconnaître sans pour autant se sentir perdre leur souveraineté, et ainsi de suite. Pour le dire autrement, on voit mal pourquoi une Onu de l’eau réussirait à se soustraire aux logiques de rapports de force».
En effet, ces antagonismes pourraient rapidement se révéler un frein majeur pour cette organisation. La création d’une telle instance pose le problème de l’arbitrage et du contrôle de ces relations houleuses entre les États, aussi bien que celles des possibilités d’intervention.
"On peut difficilement imposer la justice à des pays qui ne veulent rien savoir." Pour les sanctions, c’est pareil, les questions sont très complexes et les pays pensent de bonne foi qu’ils ont raison. Et puis, se pose également le problème de l’ingérence. Il s’agit ici de problèmes de négociation entre les Etats qui ne sont pas liés à la problématique de l’eau», observe Frédéric Lasserre.
A la frontière entre l’intervention abusive et l’arbitrage délicat, la position de cette future organisation n’est déjà, en théorie, pas facile à tenir. Au point de se demander si son rôle peut réellement être endossé: «Cet organisme n’est pas viable. Si on le crée, il serait complètement vidé de sa substance, ça serait un "machin", comme le disait De Gaulle, sans force décisionnelle», tranche Frédéric Lasserre.
Vers une guerre de l’eau? Difficile dans ces cas là de régler les futurs conflits liés à l’eau. Mais les «guerres de l’eau» poussées par des Etats avides de garder leur souveraineté sur l’or bleu ne seraient pour les spécialistes qu’une exagération politique.
«Dans l'histoire de l'humanité, l'eau a plus souvent été un facteur de paix que de guerre», tempère Loïc Fauchon, président du conseil mondial de l’eau à l’origine des Forums mondiaux de l’eau, et également PDG de la Société marseillaise des eaux.
«Dans certains conflits armés autour de grands bassins comme le Mekong, ou l'Indus, des traités particuliers ont établi coexistence et coopération autour de la gestion de la ressource hydrique. Pour autant, il faut être réaliste, les pressions dues à la démographie, à l'urbanisation, à l'évolution du climat vont renforcer la pression sur la disponibilité de la ressource en eau dans plusieurs régions du monde.»
De là à glisser dans un scénario d’une guerre de l’eau? La plupart des spécialistes qualifient cela de politique-fiction: «Attaquer un bassin et chercher l’eau de l’Etat voisin est trop onéreux. Il y a le coût de la guerre mais aussi le coût du transport de l’eau et puis la condamnation du conflit par la communauté internationale. Par contre, certains peuvent décider d’attaquer un barrage, ça s’est déjà produit entre la Syrie et Irak. Maintenant, dans la plupart des cas, c’est beaucoup de rhétorique», souligne Frédéric Lasserre.
De son côté, Barah Mikail se veut plus modéré:
«Une guerre de l’eau n’est jamais à exclure. Cela étant dit, il faut distinguer selon que l’eau serait l’un des objets ou l’un des aboutissements d’une guerre menée pour d’autres raisons.»
Ce fut le cas en 1967, quand l’interdiction du détroit de Tiran aux navires israéliens déclencha la guerre des Six-Jours entre Israël d’un côté et l’Egypte, la Jordanie, l’Irak et la Syrie de l’autre. En marge de ce cas d’école, le manque d'accès à l'eau consécutif d'une mauvaise gestion et d’une mauvaise planification de cette denrée pourrait créer une tension dans certains pays.
«On ne prête toujours pas assez attention aux risques sociétaux, qui sont pourtant plus menaçants. L’Inde, le Pakistan, les deux Soudan et l’Argentine jusqu’à un certain point, sont des pays où le risque de tensions internes est à surveiller de près», conclut Barah Mikail. La future organisation mondiale de l’eau, en plus de tempérer les relations internationales, devra donc prendre en compte les problématiques sociétales de chacun des pays.