Une crise de civilisation et la vraie tragédie de l’homme
La vie est remplie de drames : la maladie, la mort, la misère, la faim, les gouvernements et banquiers privés hors de contrôle, et les programmes comme Loft Story. Bon, ce dernier n’est un drame que si on se préoccupe du niveau inquiétant d’abrutissement général de la population, mais il demeure qu’on se sent souvent impuissants devant eux. Pourtant, ce ne sont pas ces drames qui constituent la vraie misère de la condition humaine. La vraie tragédie de l’homme se passe à l’intérieur de sa propre psyché, impuissante à discerner le vrai du faux et le bien du mal parce que dominée par ses imaginations exaltées.
Nous avons une tendance à accorder une importance exagérée à certains de nos désirs en nous imaginant que par la réalisation de ce désir nous prouverons ce que nous sommes. C’est faire de nos actes la preuve de notre valeur. Si je fais telle chose, je réalise tel ou tel objectif – qu’il soit professionnel, social, politique, moral – cela prouve que je suis quelqu’un ; si je ne le fais pas, cela prouve au contraire que je suis personne, inexistant. Ce raisonnement est l’erreur la plus commune à l’être humain. Elle consiste à croire qu’en réalisant un but particulier, il prouvera sa valeur en tant qu’homme et atteindra la satisfaction profonde et totale de sa personne entière. Nous avons tendance à nous servir de nos actes pour nous prouver ce que nous valons.
Nous sommes tentés de mettre dans nos actes ce qui ne s’y trouve pas, de leur attribuer une valeur et une signification qu’ils ne possèdent pas en réalité. Ce n’est, en effet, pas l’acte qui détermine la valeur de l’individu, mais le motif qui se trouve derrière cet acte. On voudrait sauver le monde, se donner des missions exaltées alors qu’on n’est pas maître en la demeure et c’est là le manque qu’il nous faudrait combler car nous parvenons difficilement à mettre un peu d’ordre parmi nos désirs qui nous agitent et nous divisent intérieurement.
En cherchant à prouver à l`aide de nos actes ce que nous sommes, c’est-à-dire notre valeur, nous essayons en réalité de justifier ce que nous ne sommes pas : des personnes harmonisées et qui ont développé leur propre potentiel. Chacun se forge une ainsi une image idéalisée de sa propre personne. L’imagination d’évasion, avec ses fausses promesses de satisfaction, nous conduit ainsi à une autre forme d`imagination : l’imagination de justification par laquelle nous nous excuserons de tous nos errements. Cette image idéalisée n’a d’autre but que d’éliminer l’insatisfaction coupable que crée en nous notre impuissance à maîtriser nos désirs.
Or, cette fausse image que nous portons tous en nous à quelque degré, est inhérente à l’espèce humaine tout entière. Elle est la possibilité latente, virtuelle, qui naît avec l’émergence du conscient et des désirs, avec la capacité de choix qui distinguent l’homme de ‘animal. Elle est la tentation chez l’homme de croire que grâce à son intellect, il parviendra à se rendre complètement maître de l’univers et de la vie, à supprimer le mystère de ses origines, à mettre la vie en équation, c’est-à-dire à substituer ses propres lois aux lois de la nature tout entière.
Ébloui et grisé par son pouvoir, l’homme oublie qu’il est soumis aux lois de la vie comme tout ce qui est. Se jugeant une espèce achevée, parfaite dès sa naissance, il oublie d’évoluer. Il conquiert le monde et l’espace, il fait reculer la mort, il supprime les épidémies, il crée des industries, il bâtit des villes où l’on ne voit plus le ciel et où l’on ne respire plus que l`air du progrès technologique. Mais il devient l’esclave de ses progrès intellectuels, de ses projets, de ses découvertes et de ses conquêtes : il devient l’esclave de tous ses désirs multipliés sans frein ni limite, qu`il ne sait pas évaluer, harmoniser, contrôler et maîtriser.
Fasciné par le pouvoir que la nature lui a légué, l’homme oublie ses limitations et se crée de lui-même une fausse image. Cette fausse image qu’il se fait de lui-même est la faute que l’humanité naissante a commis et que nous répétons tous : la tentation de nous prendre pour des dieux, malgré notre impuissance à dominer nos désirs et à les contrôler. Notre erreur n’est pas de croire que nous possédons certains talents et qualités, mais uniquement de nous servir d’eux pour nous distinguer des autres, les surpasser, prouver notre supériorité et cela, dans le but subconscient de nous disculper de notre refus d’assumer le combat essentiel : la maîtrise relative de nos désirs. L`erreur est dans le faux calcul de satisfaction. En s’identifiant à une fonction, à un rôle particulier, on se crée une fausse identité sur laquelle repose le sentiment de notre valeur et que l’on est forcé de soutenir sans défaillance sous peine de perdre l’estime de soi. Cela ne signifie pas que tous ces objectifs sont erronés : au contraire, l’erreur est de croire qu`ils remplissent à eux seuls le sens de la vie, qu`ils sont susceptibles de nous apporter la joie suprême.
Le raté de la vie n’est pas celui qui ne réussit pas à être le premier, mais celui qui cherche à l’être. Car seule notre vanité nous fait croire que l’on pourrait acquérir une valeur absolue.
Tous les problèmes auxquels l’humanité se trouve confrontée aujourd’hui – qu`ils soient moraux, sociaux, religieux ou politiques – sont issus de l’aveuglement psychique de chaque individu. Du refus vaniteux de chaque individu à s’avouer la vérité à son propre égard émergent des sociétés fondées sur le même aveuglement, et caractérisées par conséquent, par la même impuissance à résoudre ses problèmes et ses conflits.
La crise de civilisation que nous traversons a sa source dans la faiblesse psychique de chaque individu. La société n’existe pas. Seuls existent les individus dont l’ensemble constituent la société. La société reflète l’ensemble de vérités et d’erreurs que les individus passés et présents ont découvertes et transmises. Elle est ainsi le reflet de l’état d`esprit des individus qui la composent. L’état d`esprit ! Le langage lui-même indique la condition dont dépend le fonctionnement satisfaisant ou insatisfaisant des sociétés. Si l’esprit des individus est sain, c’est-à-dire clairvoyant et prévoyant, la société qu’ils fondent, est bien constituée. Si leur esprit est malsain, c’est-à-dire déformé et aveuglé par les imaginations sur le monde extérieur et intérieur, la société est mal constituée.
Or l’aveuglement de l`esprit des individus peut se manifester collectivement de deux manières différentes, opposées l’une à l’autre, ou ambivalentes. Il peut se manifester soit sous une forme d’un spiritualisme qui exalte l’esprit et minimise ou condamne les préoccupations terrestres matérielles et sexuelles. Cette erreur imposée comme vérité donne naissance à une idéologie dogmatique qui conduit au fanatisme : le besoin vaniteux d’imposer à tous les autres individus l’idée erronée dont se nourrit la vanité. L’aveuglement de l’esprit peut, au contraire, se manifester sous la forme d’un matérialisme fondé sur le refus ou le refoulement de l’esprit humain et l’exaltation de la matière, c’est-à-dire des désirs matériels et sexuels. Cette erreur donne naissance elle aussi à une idéologie dogmatique imposée comme vérité. Le béhaviorisme, les sciences sociales qui n’envisagent que l’influence des phénomènes extérieurs sur l’homme, et la société de consommation, en sont les produits. L’homme n’est rien et la société est tout. On peut étudier l’homme comme on étudie l’animal, en observant son comportement extérieur et non les motifs internes qui le poussent à agir de telle façon plutôt que de telle autre. La seule possibilité est de réunir ces deux pôles, de les harmoniser. L’esprit se matérialise et la matière se spiritualise. La joie de vivre réside en la réunification harmonieuse de l’esprit avec le corps.
De tous les temps, les sociétés ont ainsi vacillé entre le spiritualisme et le matérialisme, les deux pôles ambivalents d’une même erreur, de la même maladie de l’esprit : son aveuglement par la vanité. Les sociétés ne sont malades que parce que les individus qui les composent sont eux-mêmes malade de l’esprit. La conclusion qui s’impose est donc que l’on ne peut guérir les sociétés malades qu’en soignant l’esprit des individus. Sinon, toutes les améliorations extérieures, aussi bénéfiques qu’elles puissent être, seront tôt ou tard anéanties par l’esprit déformé des individus.
Mais pour cela, il faudrait d’abord que l’individu cesse de se considérer comme sain d’esprit et qu’il reconnaisse la maladie dont il souffre : la vanité. Le mot n’est choquant que parce qu’il désigne la faute individuelle inadmissible, inavouable et impardonnable : celle de ne pas être ce que l’on estime être. Il cesse de choquer dès qu`il est compris dans sa signification essentielle : dès qu’il cesse d`être la faute individuelle dont nous nous rendons coupables personnellement et se réfère à la faute, la faiblesse de la nature humaine à laquelle nul d’entre nous n’échappe. Cette faiblesse, c’est celle de la pensée, de l’intellect humain dont la véritable fonction est de réunir ce qu’il a séparé : l’homme de l’univers dont il fait partie, mais qui, déviant de cette fonction, séparer encore plus radicalement l’homme de ses racines biologiques. Au lieu de se séparer pour mieux réunir, l’intellect devient l’instrument de la séparation de l’homme et de la nature dont il oublie qu’il est assujetti à ses lois.
Notre vanité est caractérisée par le fait que nous prenons cette séparation pour le bien, le vrai, le juste. Ce qui est le fruit de notre faiblesse psychique devient ainsi à nos yeux le signe de notre valeur humaine. La résistance que nous opposons à notre propre instinct, à notre sens instinctif de la vie, devient le titre de gloire que l’homme s’attribue à lui-même. Le mensonge devient la vérité. Vanité vient de vanitas, qui signifie vide de sens.
Il n’y a pas d’âge pour entreprendre ce voyage au fond de soi-même, qui débouche sur notre relation véritable à autrui, qui nous relie à lui et à la vie sous toutes ses formes. Notre véritable révolution n’est ni économique, ni politique, ni idéologique : elle est intérieure et consiste à réétablir les valeurs morales immanentes à l’être humain, biogénétiquement fondées.
source: http://etat-du-monde-etat-d-etre.net/de-soi/ego/une-crise-de-civilisation-et-la-vraie-tragedie-de-lhomme